Construction d’une érudition sentimentale et otaku à travers les meta

[résumé par l’auteure de son article paru dans le recueil Reconnaître l’érudition, Paris, La Taupe Médite, 2019, p.213-228]

Sur la plate-forme de blogs tumblr, une forme de réception et de création de fans a pris une certaine ampleur. Les meta, textes à la forme revendiquée comme académique, sont des productions de fans analysant des points de l’intrigue d’une fiction généralement issue de la pop culture américaine ou japonaise. Reposant sur une connaissance étendue de données diégétiques et prenant la forme de démonstrations illustrées, ils peuvent viser à prédire le futur d’une intrigue où à supporter des interprétations spécifiques concernant les personnages et éléments de l’univers de la fiction étudiée.

Mais dans la majorité des cas sur tumblr, les meta concernent les relations entre les personnages que les fans extrapolent comme romantiques, là où en général, la diégèse ne les rend pas explicites.

A travers l’étude d’un corpus de meta autour du couple formé par les personnages d’Erwin Smith et Levi Ackerman, issus du manga L’attaque des titans, seront observées les caractéristiques constitutives des meta. Le couple formé par les personnages Erwin Smith/Levi, codé « Eruri » par les fans, est une relation yaoi – homoromantique et homoérotique masculine écrite en majorité par des femmes et pour des femmes. Le yaoi est une forme fictionnelle à mi-chemin entre la romance et la pornographie et cet ensemble de media est en tous cas largement majoritairement produit et consommé par des femmes. Les meta yaoistes sont donc une expression de savoirs a priori féminins exprimés dans une forme voulue académique et cherchant donc une certaine légitimité tout en présentant des caractéristiques typiques de domaines illégitimes : la culture des fans et la culture des femmes.

Dans le cas présent, le « canon », la ou les sources considérées comme d’autorité par les fans, est la base d’un savoir commun aux démonstrations des meta. Si l’autrice de meta projette dans la fiction qui l’intéresse des liens romantiques absents dans la diégèse ou du moins non explicités par l’auteur de son œuvre de prédilection, elle révère néanmoins la parole d’un créateur « dieu » sur les citations duquel elle s’appuie souvent pour justifier sa lecture romantique du texte. En plus de ses commentaires de l’auteur, la productrice de meta s’appuie également sur des images et citations textuelles issues de la bande-dessinée où de ses produits dérivés.

Les meta sont également des lieux de discussions grâce aux caractéristiques de tumblr qui facilite les dialogues par le reblog qui permet de citer des articles issus d’autres blogs en y ajoutant des commentaires ou en posant des questions aux auteurs des blogs. La relation d’Erwin et Levi, dans le cas des meta qui les concernent, est ainsi discutée par rapport au canon dans sa portée idéologique. Est-elle « saine », est elle égalitaire, ou au contraire l’expression d’un « syndrome de Stockholm » par essence malsain. Ces enjeux féministes autour de relations fantasmées inscrivent le yaoi à travers la pratique du meta dans la lignée des romance novels étudiés par Janice Radway.

Le choix de la forme du meta semble à première vue incompatible avec un enjeu tel que la validité d’un couple fictionnel non explicité dans le canon d’une œuvre. Le meta yaoi articule en effet une subjectivité émotionnelle supposée avec une forme et une ambition argumentative revendiquée comme sérieuse. Cette incompatibilité apparente, outre qu’elle témoigne de la fluidité du positionnement des fans qui se situent entre la distance et l’implication émotionnelle, met en évidence une connaissance du sentimental qui constitue également un savoir construit au travers d’échanges communautaires et de consommations sérielles.